MICHEL HOUSSIN

Foule de l’année 2006,    150 x 120 cm,  2006

    » J’écris souvent, mentalement, en marchant sur le bord du canal. Je reviens avec des phrases très précises plein la tête que je note par écrit à mon retour. Plus tard, je ferai le tri. »
 » Un dessin doit être juste. Je ne trouve pas de meilleur mot… Les taches et les traits doivent être justes. Justes leur situation, leur forme, leur dimension et leur tonalité…et surtout justes leurs relations et les passages des uns ou des unes aux autres. »
 » J’ai transformé ma R14 en chevalet : la portière arrière relevée, une grande serviette de bain sur la vitre pour me protéger du soleil, les outils alignés sur le pare-chocs, le plan de travail à bonne hauteur, légèrement incliné : le confort. Bonheur de dessiner en pleine nature. »
Michel Houssin, 3 novembre 2000 et septembre 2011.                                   

 REGARDS A PERTE DE VUE

Michel Houssin, je l’ai rencontré pour la première fois en 1987 alors qu’il habitait avec Joseph Mouton, le fameux 6 rue Fodéré à Nice, et qu’il enseignait à la Villa Arson. Avant de rejoindre Arles, on pouvait alors le croiser assez souvent avec Cantin et Baudoin, dans les rues du Vieux Nice. A l’époque, je l’avais contacté pour un entretien sur Nicolas de Staël. Je devais rendre un mémoire à la Faculté des lettres… je découvrais les foules.

Code mémoire

« Comment arrêter les nuages ? », quand on entretient avec la notion de temps, de curieuses relations comme la vacance et la fuite. Les titres qu’il donne à ses séries de dessins : « Je vous enverrai des cartes postales », « Dix arbres / Un été », « L’année 91… », « Passants », « Entre chien et loup », « Broderezh » et « Dessins du dimanche » sont des marqueurs du temps qu’il semble difficile de fixer. Houssin tente alors un dialogue entre les mailles, dans les passages du temps plus ou moins élastique, comme s’il voulait prendre le temps d’un regard, saisir le travail du sablier dans ce qui pourrait constituer un Manifeste du droit à ne pas mourir. Suites sérielles. Poursuites. C’est un peu de l’infini qu’il traque dans la multitude.

Dix arbres / un été, le magnolia, à Sophie, 100 x 100 cm, 1988

Mettez des noms sous les visages. C’est un album de photographies.
Mettez des numéros d’immatriculation sans les visages. C’est une Carte Vitale.
Mettez des noms à la place des visages. C’est un mémorial. 
Pas tout à fait incarnés. 
Pas à tout à décharnés. 
Une passerelle entre deux mondes.

Au dessus du cimetière    60 x 80   2011

La couleur des noirs

Les noirs, les gris et le Canson, la gomme laissent à peine la place au blanc comme s’il n’était pas le bienvenu, intrusif. Comme si le blanc était bavard, buvard et qu’il ne savait pas insinuer la lumière, jouer avec ses filtres. Le blanc chez Houssin c’est comme si vous demandiez à un grand amateur de vins de vous parler des meilleures sources d’eau thermale de France. Ou à un fumeur, des vertus de la cigarette à l’eucalyptus.
La couleur émerge ici par défaut, elle surgit de l’absence obsessionnelle. On ne l’attend pas, on ne la cherche pas, on l’exhume, on se la figure. 
La couleur c’est la page blanche restituée au spectateur, à son propre spectre, à sa palette mentale. C’est la place libre laissée au regard. C’est l’occupation de l’espace par les noirs et les gris, jusqu’au plus blanc du gris, qui la tient à distance. 

Absence et éternité

L’absence et l’éternité s’installent chez les passants saisis dans l’instantané. Ils semblent déjà au-delà du passage dont Houssin écrit qu’il est essentiel en dessin, d’en être les témoins directs. Passants peut-être trépassés avec la fin de l’instant, en volée ou en plongée, saisis dans le départ. Revenants. Flagrant délit d’une ride volée au rang d’un trésor. L’ombre d’une ride : la madeleine du dessinateur.
Dans la rue, les gens se croisent sans se rencontrer, les passages les gomment. Dans les frottements des uns aux autres ils se poncent. En rondeurs. 
La rue n’a pas été retenue par l’œil, comme si ce qui devait rester, c’était l’humain. Chacun s’y cherche, s’y reconnaît, s’y trouve ou s’y perd. La rue comme le moule du rassemblement. 
Le dessin rapproche ceux qui s’éloignent et se séparent. Fugacité de l’instant, velouté du dessin, qui tentent d’amadouer les fugitifs, de poser définitivement les restes de leurs mouvements, d’une présence au monde. Douceur mélancolique des flous.

Ronde balle ronde   100 x 100       2018

Si prés, si loin 

Chaque visage porte une parole diffusée par son regard. Visage paysage dans masse silencieuse. Marée basse. Retour de marée. Vague de silence. Lignes de fourmis. Un coup de pied jamais n’abolira le regard. Vague de houle qui prépare la tempête. Ensemble chacun dans sa solitude. Le nombre est un.
Tragi-comédie. L’humain est un envahisseur qui commence par lui-même. Dans ce monde complètement fool, full, foule. On peut le voir comme ça. Sans limites. Sans contours. Dans le bain de la lumière.

Seul 

La dernière foule    75 x 150       2014

On sait que le souvenir de la voix s’éteint avant le souvenir du regard. Le regard vient habiter les nuits -il aime surprendre- se superposant au sommeil. Intrusif.
On sait que derrière des lunettes il y a deux yeux. Un pour dehors et un pour dedans soi et que par pudeur, par besoin d’isolement, d’introspection, on se cache, on ne peut pas voir ce que regardent les yeux derrière les obscures lunettes. Les lunettes qui obturent comme un écran, offrent en même temps de voir plus clair, plus près, plus loin et de faire miroir. Elles sont aussi la marque d’un regard pluriel et de ce qu’on appelait sur la carte d’identité un « signe particulier ». 
Dans les dessins de Houssin, les regards s’écartent les uns des autres, jusqu’à s’étirer au-delà de la limite de la feuille. Les regards la débordent, ils bondissent jusqu’au nôtre de regardeur-voyeur. Ils n’autorisent pas notre oeil à se fermer. Ils l’amènent à des trajets, d’un visage à l’autre, jusqu’au corps nus de sorte que des lignes se tracent, des chemins. Passages comme si les ruptures n’existaient pas.

Carré d’herbes    100 x 100       2016

Ce qui frappe dans le dessin du nouveau-né, c’est ce que l’on entend. De cette bouche grande ouverte on ne voit que le cri. On en oublie sa morphologie. Il n’y a personne. Le cri comme métonymie de l’humain nouveau-né, de la voix comme le lit de la parole à venir. Le nourrisson est seul dans l’espace de la page. Pour la première fois, gicle la violence. C’est le dessin le plus terrible. Celui de la rencontre frontale, abrupte avec le monde extra-utérin et la solitude. La douleur de naître et de ne pas encore être.

Des lignes à filer 

Fil tendu comme un possible lien qui associe les solitudes. Qui tisse des langages entre les individus et les noue. Toile d’araignée. Houssin brode dans le patient, dans le lent rythme de la couture. Piège les hors-sujets. Les parties anodines d’un tout. L’entre-deux, l’interligne, le demi-mot. Entre chien et loup. 
Chaque touche comme un point de croix est née d’un choix, d’être à la place qu’il leur donne. Célébrer l’utile inutile qui perd sa fonction de détail. Les Broderezh fragmentent le paysage. Rejetons de sous-bois, champs, broussailles, friches, arbres rejoignent le foisonnement des foules. Déperdition du détail fondu dans la masse végétale, la perspective est bouchée. L’infini se devine. On comble les vides, on sature.

De la série 225 cm2     15 x 15 2017

Inextricable zoom des Dessins du dimanche. Grouillement dans les épines. Gestes nerveux et vifs, de celui qui se défend de l’enlisement. On se dépêche. La lumière faiblit. On la retient. Le dessin peut laisser la place à un autre puis à un autre. Les branches tressées comme des cheveux, des cheveux emmêlés qu’on voudrait mettre en ordre. Tisser, lisser. Pour y voir plus clair. Comme on le fait avec le bras, la main, pour ouvrir la voie devant soi.

La technique 

Quelques artistes visibles aujourd’hui sont passés entre les mains de Michel Houssin. Pour dépasser le maître, il faut l’oublier comme « on tue le père ». Une des choses que ces artistes nous montrent en remettant au goût du jour le dessin et à sa juste place, c’est le pari gagné de ne pas laisser la technique dominer le dessin. 
La virtuosité évidente de l’œuvre de Houssin, laisse la place à la puissance évocatrice et plastique de l’œuvre. L’habileté est nécessaire pour celui qui écrit : « tout de même… Lorsqu’une chose est à faire, il est préférable de savoir la faire…Non ? ». Mais l’artiste, le père, a montré comment se dégager du labeur. Mettre fin à une certaine narration lyrique sans faire l’économie des valeurs. 

 L’arbre du Rijksmuséum   100 x 100    2016

Avec lui nous grimpons les arbres, nous nous accrochons aux branches, nous courrons derrière les nuages, nous crions avec le bébé qui vient de naître, nous regardons les gens passer, la vitre baissée de la voiture. Nous nous arrêtons sur les bords de route dans la campagne. Nous nous enfonçons dans l’ombre dense d’un bois, nous cherchons dans l’autre qui ou quoi reconnaître. 

de la série Dessins du dimanche    24 x 24

Nous regagnons une identité perdue dans la foule abstraite, virtuelle, elle-même dérisoire et perdue sur une planète occupée par 70% d’eau. Avec lui, le dessin se fait nervures, le papier se fait feuille. L’humain reste debout, en tirant à peine la langue.

Sophie Braganti

in Catalogue Galerie de la Marine, Nice 2007
et 2019 pour la dernière version.

Voir aussi :
https://www.youtube.com/watch?v=MjuEu4Q1yvY

http://www.documentsdartistes.org/artistes/houssin/repro.html